« Je suis féministe, pourquoi pas vous ? » par Elise Thiebaut
En ligne : https://blogs.mediapart.fr/elise-thiebaut/blog/200116/je-suis-feministe-pourquoi-pas-vous
Consulté le 20 janvier
2016
« Ça y est, c'est
décidé : je suis islamophobe. » L'homme qui me fait cette révélation
un soir de janvier est un ami très cher, un de ceux que l'on sait pouvoir
garder toute sa vie. Sa décision me surprend d'autant plus qu'il se déclare en
même temps mais très soudainement féministe. Qu'a-t-il bien pu lui arriver ?
Explications.
Il
a 55 ans, il est chef d'entreprise, c'est un homme honnête, inventif et
généreux. Autant dire qu'à mes yeux, il a toutes les qualités, et nous nous
connaissons depuis quarante ans. Appelons-le Joe, parce que ça lui va bien. Sa
conversion à l'islamophobie me paraît aussi soudaine qu'incompréhensible, aussi
a-t-il l'amabilité de bien vouloir s'en expliquer. Tout d'abord, il me parle
d'une philosophe qu'il a entendue à la radio, invitant les auditeurs à « ne pas avoir peur d'être traités
d'islamophobes ». L'idée de ne pas avoir peur lui a plu, on dirait,
bien qu'il y ait contradiction dans les termes : ne pas avoir peur d'avoir
une phobie, c'est un peu comme se jeter à l'eau pour échapper à la pluie, mais
bon. Il n'a pas peur d'avoir peur, donc. L'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours
appréciera.
Quant
au féminisme dont il se réclame, il me semble nécessaire, à ce stade de notre
conversation, de lui demander des précisions. Il me les donne aussitôt, avec ce
manque de rigueur scientifique qui est la marque des grands affectifs, façon Jean
Genet affirmant : « Les
Palestiniens ont raison parce que je les aime ».
Mais
mon ami se fout de Jean Genet à l'heure où je vous parle, et je ne me
hasarderais pas à lui parler de la Palestine. Quelque chose me dit qu'il ne
sera pas dans le mood.
« Regarde un peu ce qui s'est passé à Cologne
pour le jour de l'an, me dit-il. L'islam
attaque les droits des femmes, tu ne peux pas le nier. Tu vois bien ce qui se
passe, les femmes ne sont plus en sécurité. Et puis ces voiles partout,
c'est quand même ça la vraie guerre. La guerre contre les femmes.
"Ils" ont une coutume, un jour par an les hommes sortent dans la rue
et attaquent les femmes. C'est connu. Ce jour-là les femmes se cachent. Elle
l'explique bien Elisabeth B. Une grande dame, non, Elisabeth B. ? Et
puis j'ai lu Soumission, de
Houellebecq. Tu connais Houellebecq ? Il explique ça aussi, comment
l'islam va prendre le pouvoir sur l'Occident. »
A
ce stade, son propos est si confus que je me demande si l'acide qu'on a pris en
1977 dans un moment d'égarement ne serait pas en train de lui remonter d'un
coup. Puis je me souviens qu'en fait non, on ne l'avait pas pris, de peur de
finir comme Robert Wyatt à sauter du 4e étage en criant « Je vole ».
Ce doute écarté, je me sens libre de lui dire ce que je pense de son
islamophobie, de son féminisme et de sa prophétesse radiophonique.
Parce
que franchement, j'en ai ras la touffe de ces féministes de la vingt-cinquième
heure, qui me jettent les droits des femmes à la figure pour pouvoir se
déclarer islamophobes et se répandre en propos racistes de sinistre mémoire,
comme la fille du borgne d'extrême-droite pas plus tard que la semaine
dernière. Je me sens un peu comme ces résistants qui ont transporté des armes
et fait sauter des ponts, avant d'être déportés à Auschwitz, et qui retrouvent
à leur retour des héros et héroïnes dont le plus haut fait d'arme consiste à
avoir rasé le crâne d'une femme accusée de relations sexuelles avec l'ennemi en
janvier 1945.
Ce
n'est pas que j'aime l'islam. Je m'en fous complètement de l'islam. Je n'ai
aucune complaisance pour ses visées intégristes, et je vous promets que je
prends depuis longtemps ma part des combats pour et surtout avec les femmes victimes de violences au
nom de l'islam ou d'autres religions, voire au nom du marché tout puissant. Je
crois profondément que l'Etat islamique est un nouveau nazisme. Mais ce n'est
pas de cela qu'il s'agit pour le moment. Pas plus qu'il ne s'agissait du
végétarisme ou de beauté canine quand Hitler rédigeait Mein Kampf dans son
coin. Aussi je me dois de vous le rappeler : ce n'est pas à cause de
l'islam que les femmes sont enlevées, violées et vendues à des fins de
prostitution. Ce n'est pas l'islam qui les oblige à être excisées. Ce n'est pas
au nom de l'islam qu'elles sont violées partout dans le monde et notamment, en
ce moment, en République démocratique du Congo ou à la fête de la bière. Ce
n'est pas à cause de l'islam qu'elles sont battues par leur conjoint et meurent
tous les deux jours en France (bien que mourir tous les deux jours soit la
preuve de l'existence de la réincarnation, mais ceci est un autre débat). Ce
n'est pas au nom de l'islam qu'elles touchent 25 % de moins que les hommes, ou
qu'elles sont agressées dans la rue dès qu'elles sont en âge de procréer.
Mettons
qu'on réussisse à supprimer cette religion de la surface du globe, à déclarer
le port de la barbe anticonstitutionnel (les hipsters s'en remettront), et à
recycler les voiles en matière première pour équiper les bateaux de la route du
Rhum, il y aurait encore, j'ai le regret de vous le dire, un truc qui s'appelle
la domination patriarcale et qui s'accommode de n'importe quelle croyance, un
peu à la façon d'un virus. Le virus se fout que vous fassiez votre prière cinq
fois par jour ou que vous ne vous soyez pas confessé depuis des lustres. Du
moment qu'il peut entrer dans vos cellules et foutre le bordel dans votre
système immunitaire, il est partant. Les féministes new age peuvent affirmer
que ce virus n'existe pas, au nom de Darwin, du plaisir de baiser à plusieurs dans
une boîte échangiste en parlant d'art contemporain ou de se déguiser en femme
alors qu'on est camionneur, la situation des femmes aujourd'hui, à peu près
partout dans le monde, est désavantagée par rapport à celle des hommes, et
elles sont, de façon massive et indéniable, exposées à des violences ou des
injustices flagrantes en raison de leur sexe.
Elisabeth B., dont mon ami me
parlait avec enthousiasme à l'instant, fait partie de ces féministes qui ont en
leur temps proposé d'atteindre l'égalité en se conformant au modèle masculin
dominant. Hostile au féminisme prétendument « victimaire », elle
affirme qu'il suffirait de se dégager des contingences matérielles et
naturelles pour pouvoir siéger
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